Et voici déjà la 5ème partie de ma Série d’art. Elle ne comprend pour l’instant qu’un seul texte que j’ai écrit en décembre 2011 : « Torture d’appartement ». Voir les autres Séries dans « textes persos ».
Torture d’appartement
On nous avait avertis (de très gros dégâts). Prévenus (un vrai cataclysme). Prédit (vous allez être épouvantés).
Arrivés sur les lieux, prêts à tout supporter, nous tombons en effet sur un sacré chantier. A priori, plus rien d’entier. Plus rien à sa place. Plus rien debout. Mais, contrairement à ce que j’attendais, l’équipe d’intervention semble guère affolée. Je les regarde avec étonnement. Ils ne m’ont pas habitué à ce calme.
Chacun commence tranquillement à s’aventurer dans le méli-mélo capharnaüm. A petits pas. Presque un sourire aux lèvres. Comme si ce spectaculaire bouleversement allait de soi. Par-ci par-là, ils effleurent un lambeau innomé ou une carcasse indéfinissable. Comme des caresses de respect ou d’acquiescement.
Enjamber les amas accumulés au sol. Se courber sous les dégringolades figées, tombées d’un plafond en ruine. Nous avançons.
Il y a dans ce chaos un je ne sais quoi d’exaltant qui nous met en joie. C’est sûr, celui qui a torturé cet appartement l’a fait avec une immense allégresse. Même si ça ressemble à une crise, à une révolte, ou à un délire…ce fut joyeux…A n’en pas douter.
Tandis que mes collègues commencent leur enquête consciencieuse, qu’ils font leurs mesures, leurs photos, leurs prises d’échantillons et tout ça, je flâne encore un peu dans ce grand désordre qui me ravit.
Son auteur, je l’imagine.
Il a cogné du poing, arraché, déchiqueté, tiré de toutes ses forces, désossé les choses, écartelé…Il a tout ouvert en grand.
Et c’est ça qui me plaît. L’ouverture.
Les résistances, les pleins, les obstacles… se sont métamorphosés entre ses mains. Cloisons, murs, parois, plafonds, armatures et fermetures, tout a pris l’air. Ça respire et ça circule. La lumière diffuse partout.
En fait, à y regarder de près, le personnage qui s’est acharné ici (mais était-il seul ?) a tout réduit en lanières. Minutieusement, il a déchiqueté les matériaux. Un découpage méthodique. Je ne sais comment il s’y ait pris, surtout pour les substances les plus dures. Comment a-t-il réussi un tel tour de force, quels outils a-t-il utilisé ?
Le résultat est là. Il n’existe plus de vraies surfaces. Il n’y a plus d’aplats. Ce ne sont que des morceaux allongés, étroits, plus ou moins épais, en matières et teintes diverses. Des sortes de courroies, de rubans, de sangles, ou même de fils, pour les plus fins. Parquets, isolants, placoplâtre, réseaux électriques…Tout cela est tranché, débité…
Certaines de ces bandes sont encore attachées entre elles et constituent des figures plus ou moins géométriques. Beaucoup d’entre elles, restées suspendues, pendouillent dans le vide. Les courants d’air les font se balancer légèrement. D’autres sont à terre, entassés.
Et je remarque soudain un détail qui m’avait échappé jusque là : des nœuds. Il y a, par endroits, des nœuds qui réunissent les éléments déchiquetés. Des nœuds maladroits, grossiers, mal serrés (il est vrai que, souvent, les matériaux ne s’y prêtent pas vraiment). Mais des nœuds qui ont été faits volontairement, après coup. Il semble qu’on ait voulu lier quelques parties des décombres, pour redonner une sorte d’unité à l’ensemble. Reconstruire peut-être quelque chose, à partir de la déconstruction…
Tandis que je rêvasse au milieu des débris, l’équipe, qui a terminé son travail d’inspection, revient vers moi.
Mes compagnons ont l’air perplexe. Ne comprennent rien à cette étrange démolition. Sauvage ou organisée ? Brutale ou réjouissante ? Ils ne savent plus trop quoi penser. Quel objectif avait le destructeur ? Aucun indice n’a été trouvé qui puisse permettre d’expliquer cette drôle d’action.
A ce moment-là, mon téléphone sonne et voilà que notre chef nous annonce d’abandonner l’enquête. « Laissez tomber pour l’instant! Il paraît que c’est un artiste qui habitait là et qui a voulu réaliser une œuvre d’art…Je crois qu’on appelle ça une installation. On va vérifier ! »
En raccrochant j’ai le sourire. Je suis réconfortée. C’était donc ça? Même si je ne crois pas vraiment au terme d’installation, je sais maintenant que la torture de cet appartement avait un sens.
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